Portrait d’auteur : questions à Enora Peronneau Saint-Jalmes autour de son ouvrage « Crimes sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime »
Publié le 08 mars 2022
Enora Peronneau Saint-Jalmes est archiviste paléographe, diplômée de l’Ecole Nationale des Chartes. Elle est aussi lauréate de la première édition de la bourse Victor Baubet, lancée en 2020 par l’Ecole et les Editions Perrin. A cette occasion, elle a publié « Crimes sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime », tiré de son travail de thèse.
Mercredi 9 mars 2022, elle donne une conférence aux Amis de Versailles, durant laquelle elle abordera la question des crimes sexuels au Grand Siècle (pour s’inscrire, c’est ici !)
Aujourd’hui, Enora Peronneau Saint-Jalmes répond à nos questions autour de son ouvrage.
Votre mémoire de master avait pour thème “Les archives du viol” – vous poursuivez dans ce domaine avec la publication de votre thèse. Qu’est-ce qui vous a poussée à mener l’enquête sur ce sujet difficile que constituent les crimes sexuels ?
Le viol s’avère sans aucun doute un sujet difficile à traiter, tant à cause du caractère sensible et parfois cru des affaires que des polémiques contemporaines, qui ont longtemps retardé et à mon avis continuent de freiner la recherche. Si des travaux majeurs sur la question sont parus depuis quelques décennies, l’histoire du viol est encore en chantier. Les crimes sexuels ont par ailleurs rarement été étudiés pour eux-mêmes jusqu’à présent : ils ont servi de supports à l’exploration d’autres thèmes comme l’exercice de la justice, la violence, la place des femmes dans la société, la famille, le corps, la vie privée…
Si des travaux majeurs sur la question sont parus depuis quelques décennies, l’histoire du viol est encore en chantier.
La question du viol présente en effet l’intérêt de mêler plusieurs champs scientifiques et de la discipline historique : l’histoire du droit et de la justice, l’histoire sociale et culturelle, l’histoire des femmes et l’histoire du genre (entre autres). J’avais envie d’ajouter ma pierre à l’édifice par le biais d’une étude originale sur ce sujet peu exploré, qui ne s’orienterait ni vers le militantisme (en dépit de mes opinions personnelles) ni vers une simple synthèse bibliographique. Je voulais proposer une véritable critique des travaux déjà entrepris, en commençant par recontextualiser et éclaircir des points fondamentaux : la définition d’un viol dans l’ancien droit, l’organisation du système judiciaire à la fin de l’Ancien Régime, les étapes de la procédure criminelle…
Je voulais aussi étayer mon exposé avec un corpus d’affaires inédites pour répondre à d’autres problématiques qui, il me semble, n’avaient jamais surgi auparavant dans l’historiographie consacrée à la question des crimes sexuels : les aspects incroyablement modernes des enquêtes, la vraie répartition des rôles entre féminin et masculin, la place de l’Église et de ses tribunaux dans les cas de procédures conjointes, la prétendue passivité des victimes, la supposée banalisation des agressions ou bien le destin des justiciables à la sortie des procès.
Qu’avez-vous le plus aimé dans votre travail ?
Travailler de façon autonome sur un sujet passionnant et parvenir à mes propres conclusions. Arriver à des conclusions inattendues et parfois à contre-courant de la bibliographie et de nos préjugés actuels sur cette période de l’histoire a été, je crois, l’un des aspects les plus satisfaisants de mon travail. En commençant mon enquête, j’étais sans le savoir influencée par mes propres idées reçues et par tous les travaux dont je m’étais abreuvée pour m’immerger dans un sujet auquel je ne connaissais rien. Le contact direct avec les documents d’archives m’a en quelque sorte remise sur le droit chemin.
Était-il “facile” et courant de porter plainte sous l’Ancien Régime ?
Facile, oui, au sens où un particulier pouvait déposer sa plainte directement auprès d’un magistrat instructeur en puissance ou la confier à un représentant du ministère public, à la ville comme à la campagne. Il avait aussi la possibilité de rester plus en retrait par le biais d’une dénonciation. Malgré tout, les affaires de viol sont sous-représentées au sein des fonds d’archives criminelles : elles ne constitueraient qu’1 à 2% des dossiers. Est-ce parce que l’Ancien Régime comptait plus de meurtres, de vols, etc. que d’agressions sexuelles ? Il est permis d’en douter. La véritable explication est plutôt à rechercher du côté de la fréquence des arrangements privés, des tabous liés à la sexualité, de la difficulté d’apporter les preuves de son agression, de la volonté de préserver son honneur ou celui de ses proches ou bien encore, même s’il est risqué de faire le parallèle entre le XVIIIe siècle et le présent, d’une appréhension légitime : celle de ne pas être crue en tant que victime.
Le système judiciaire sous l’Ancien Régime était-il efficace pour rendre justice aux victimes ? Quelles étaient les peines requises ?
La catégorie de « victime » n’existe pas dans l’ancien droit. Cela peut paraître surprenant et surtout renforcer l’idée que la justice d’Ancien Régime n’éprouvait aucune compassion envers les victimes d’agressions sexuelles. La justice d’alors reconnaît certes qu’un tiers a pu être lésé mais le procès vise plus souvent la punition du coupable au nom du bien commun que la réparation des torts faits à la personne qui a déposé la plainte. Les affaires que j’ai étudiées prouvent cependant que les déclarations des victimes sont prises au sérieux : une plainte est systématiquement suivie d’une enquête.
Environ la moitié des affaires de mon corpus n’aboutissent pas mais ce phénomène d’évaporation n’est pas propre aux affaires de viol. Manque de preuves ? Forte probabilité d’un arrangement entre les parties ? Ces abandons purs et simples des procédures restent mystérieux lorsque la dernière pièce qui figure dans le dossier ne motive pas ces interruptions inopinées. La justice de l’époque n’était pas spécialement laxiste mais il est raisonnable d’imaginer que les affaires de viol, plus que d’autres, étaient difficiles à résoudre. Le pouvoir royal n’ayant pas légiféré en matière de viol, il n’y a d’ailleurs pas de peine automatiquement appliquée en cas de crime de nature sexuelle. Les juges, suivant le régime de l’arbitraire, doivent donc se référer à la jurisprudence et aux circonstances des agressions. Les peines requises, à la fois corporelles et pécuniaires, se révèlent par conséquent très diverses : pendaison, galères, bannissement, fustigation, amende honorable, blâme, amende…
Comment étaient perçus par la société, par l’opinion générale, les crimes sexuels ?
La société d’Ancien Régime semble avoir un avis paradoxal sur la question. D’un côté, l’opinion condamne le viol avec fermeté parce qu’il met à mal l’ordre public et la morale sexuelle. Elle s’élève avec force contre les agressions qui touchent des personnes vulnérables. De l’autre, certaines déclarations et les commentaires des juristes de l’époque empruntent aisément à un répertoire sexiste et déconsidèrent les victimes à la réputation « douteuse ». Plusieurs victimes ou proches de victimes se voient de plus conseiller par des tiers de ne pas porter plainte ou d’accepter l’argent de l’autre partie. Ces interventions vont moins dans le sens d’un pardon du coupable ou d’un manque de confiance en la justice que d’une volonté d’épargner aux parties la publicité d’un long procès ou même un plus grand désordre à l’intérieur de la communauté locale.
Victimes nobles, victimes du peuple : y avait-il une différence sur le traitement judiciaire et sur l’impact sur la vie post-procès ?
Mes recherches ne m’ont pas permis de discerner de différences de traitement, tant en termes de délai de conclusion des enquêtes que de sévérité des sentences, entre les affaires qui impliquaient des personnes aisées et celles où s’affrontaient des personnes d’un rang social moins élevé. Par ailleurs, la différence de « qualité » entre deux parties ne semble pas avoir d’influence notoire sur la décision des juges et l’issue d’une affaire. En revanche, un demandeur ou un défendeur noble pourra recourir à un professionnel pour assurer sa défense et disposera d’un meilleur savoir-être ou savoir-faire juridique. De même, un accusé disposant davantage de moyens sera plus tenté de fuir ou de payer pour éviter un procès. Les victimes issues d’un milieu social moins favorisé sont malgré tout loin d’être sans défense. Quant à la vie menée par les justiciables à l’issue des procès, la situation varie d’un individu à l’autre. On est toutefois loin de la stigmatisation systématique des victimes ou du pardon sans condition des violeurs.
Quelle histoire vous a le plus marquée dans vos recherches ?
Je dirais qu’il s’agit de celle de Jeanne Roussel, une jeune femme d’une vingtaine d’années victime d’un viol collectif. Agressée sur une route par plusieurs soldats, elle est la seule victime de mon corpus à avoir fait rédiger un mémoire racontant son agression dans les moindres détails. On peut retrouver ce document dans le dossier monté par la prévôté des maréchaux d’Auxerre qui est en charge de l’affaire. C’est un témoignage émouvant de la terrible épreuve qu’elle a vécue mais aussi un signe évident de sa détermination à ce que justice soit rendue en son nom (Jeanne a paraphé chacune des pages de ce texte).
En éditant ce factum dans mon livre, j’avais envie de lui rendre hommage et de combattre un préjugé qui a la vie dure, à savoir que, sous l’Ancien Régime, les femmes victimes de violences sexuelles préféraient se taire (ou étaient contraintes au silence) et étaient nécessairement passives, incapables de se défendre, tant au sein du tribunal que devant une société misogyne et patriarcale.
Vous vous êtes concentrée sur la région d’Yonne. Avez-vous des lectures sur la cour de Versailles en rapport avec votre thématique à nous conseiller ?
La cour de Versailles se révèle loin des préoccupations des justiciables rencontrés au fil de mes investigations mais nul doute que les résidents et résidentes du château, toute condition confondue, devaient être exposés au même risque et aux mêmes types d’affaires, surtout en huis clos. À ma connaissance aucun ouvrage en rapport avec la question n’est paru sur Versailles en particulier. Je ne peux que conseiller des lectures plus générales, comme l’Histoire du viol de Georges Vigarello et, pourquoi pas, une visite dans une salle de lecture d’un service d’archives départementales ou aux Archives nationales.
Que représente aujourd’hui le château de Versailles pour vous ?
J’ai le souvenir d’avoir visité ce monument et ses jardins à deux reprises, d’abord avec ma famille puis bien plus tard en classes préparatoires. C’est un lieu qui m’impressionne toujours mais qu’aujourd’hui, armée de mes connaissances en histoire, j’envisage moins comme un bel écrin que comme le témoignage vivant de notre patrimoine.
Inscrivez-vous à la conférence « Crimes sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime », mercredi 9 mars à 15h30 en visioconférence
Thomas F. Hedin is Emeritus Professor of Art History at the University of Minnesota Duluth. He is also a Benefactor member of Société des Amis de Versailles (Friends of Versailles) for many years.He has...
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